L’artisanat, une construction historique et politique
Date de publication :
21/6/2025
L’artisanat n’est pas un fait naturel ni une catégorie intemporelle. Il est le produit d’une construction progressive, à la croisée des évolutions techniques, économiques et politiques. Si les activités manuelles existent depuis l’Antiquité, la notion même d’« artisan », puis celle d’« artisanat », se cristallise beaucoup plus tardivement. Nous proposons ici une traversée critique de cette histoire, de la dévalorisation antique des arts mécaniques jusqu’à l’affirmation contemporaine d’un artisanat innovant et institutionnalisé, les grandes étapes de cette construction, de la dévalorisation des arts mécaniques dans les sociétés antiques à la reconnaissance contemporaine du savoir-faire comme patrimoine culturel immatériel.
Dans les sociétés antiques, les activités que nous qualifions aujourd’hui d’artisanales (métallurgie, céramique, tissage, etc.) étaient courantes mais rarement valorisées. À Rome ou Athènes, ces tâches étaient souvent exécutées par des esclaves ou des affranchis, en marge de la citoyenneté. Le terme même d’« artisan » n’existait pas, et ces métiers relevaient des « arts mécaniques », subalternes par opposition aux « arts libéraux ». Si certaines figures mythologiques comme Dédale ou la déesse Athéna incarnent une valorisation symbolique du savoir-faire, la réalité sociale des artisans dans les sociétés antiques reste marginalisée et subalterne[1]. Le statut de l’artisan n’y est donc ni unifié ni valorisé comme tel, et il faut attendre le Moyen Âge pour voir émerger une organisation professionnelle plus structurée.
Dès le XIIIe siècle dans les villes européennes, les activités de métier se structurent en corporations ou communautés de métier. Ces structures réglementent l’accès à la profession, définissent les conditions d’apprentissage, fixent les prix et encadrent les pratiques. Le mot « artisan », issu de l’italien artigiano, entre dans la langue française au XVe siècle[2]. Il désigne alors un homme de métier, sans que cela implique une reconnaissance collective ou sectorielle comme on l’entendra plus tard avec le terme d’« artisanat ». Toutefois, cette organisation reste locale, particulièrement forte dans les villes, mais hétérogène selon les territoires et les métiers. Les communautés ne couvrent pas tous les corps de métier et ne garantissent pas une reconnaissance transversale ou homogène. Il ne s’agit donc pas encore d’un « artisanat » en tant que secteur ou catégorie sociale, mais plutôt d’un réseau de pratiques encadrées dans un contexte d’Ancien Régime corporatif.
L’ordre corporatif est remis en cause par les idées libérales et les premières formes de réglementation industrielle. En 1762, un arrêt royal autorise la fabrication textile par des paysans hors corporations, légalisant ainsi une forme de proto-industrialisation rurale, c’est-à-dire un système dans lequel des paysans, tout en restant attachés à la terre, produisent à domicile pour des marchands, amorçant une forme de production décentralisée avant l’apparition des usines[3]. En 1776, Turgot, alors contrôleur général des finances sous Louis XVI et partisan d’un libéralisme économique inspiré des physiocrates, tente d’abolir les corporations. La Révolution française consacre cette rupture par les décrets d’Allarde et la loi Le Chapelier (1791), qui interdisent toute forme d’association professionnelle. L’intention de ces textes est claire : il s’agit de supprimer les corps intermédiaires entre l’individu et l’État, au nom d’une vision libérale de la société où le travail doit être libre, non entravé par des règles collectives ou des privilèges hérités de l’Ancien Régime. L’artisan, désormais dépourvu de cadre institutionnel, est absorbé dans une catégorie générique de travailleur libre. L’abolition des communautés de métier marque ainsi une perte de reconnaissance collective pour les hommes de métier, au nom de l’individualisme libéral[4].
Cet article a été réalisé bénévolement pour valoriser l'artisanat d'art français.
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Le XIXe siècle est celui de la révolution industrielle et de l’affirmation du salariat, qui modifie en profondeur les formes d’organisation du travail. Alors que la grande industrie s’impose progressivement avec ses usines, ses machines et sa main-d’œuvre spécialisée, l’artisan tente de préserver un mode de production fondé sur l’autonomie et la polyvalence. Il se distingue de l’ouvrier salarié par son indépendance juridique, souvent à la tête d’un atelier à échelle familiale. Son capital est limité, mais il maîtrise l’ensemble du processus de production, ce qui confère au travail artisanal une qualité réputée et une relation directe au client.
Dans ce contexte, les arts industriels émergent comme tentative de conciliation : produire à grande échelle sans sacrifier l’esthétique ni le savoir-faire. Ce projet reste toutefois ambivalent, partagé entre rationalisation et inspiration artisanale. En Grande-Bretagne, le mouvement Arts & Crafts, initié par William Morris, s’oppose frontalement à la standardisation industrielle. Il valorise l’objet fabriqué avec soin, la maîtrise du geste, et défend une vision politique du travail manuel comme émancipateur face à l’aliénation du salariat industriel[5].
Ainsi, l’artisanat au XIXe siècle n’est ni résiduel ni archaïque : il se reconfigure au sein d’un monde en mutation, tentant de préserver ses spécificités tout en dialoguant avec l’industrialisation.
Le mot « artisanat » entre dans le dictionnaire français en 1932. Il ne s’agit plus seulement d’un terme décrivant l’activité d’un artisan, mais d’une désignation globale et abstraite d’un secteur économique constitué et reconnu comme tel. Il désigne une nouvelle réalité sociale : celle d’un ensemble de professionnels exerçant une activité indépendante, à dominante manuelle, dans une petite structure. Sous Vichy, un cadre juridique est créé pour l’artisanat avec la création du répertoire des métiers et la reconnaissance des Chambres de métiers. L’artisan devient un acteur économique intermédiaire, entre ouvrier et patron, doté d’une représentation institutionnelle[6]. Cette catégorisation se stabilise après-guerre, appuyée par des politiques publiques visant à soutenir l’artisanat comme composante de l’économie locale.
Dès les années 1970, des signes isolés de reconversion vers l’artisanat apparaissent dans le sillage des mouvements alternatifs et des critiques de la société de consommation. Ces démarches, souvent marginales, témoignent déjà d’une recherche de cohérence entre valeurs personnelles et activité professionnelle. Toutefois, ce phénomène reste à l’époque diffus et peu institutionnalisé. C’est véritablement à partir des années 2000 qu’il s’intensifie, porté par une génération plus diplômée, sensible aux enjeux de durabilité et de sens au travail. Le terme de « néo-artisanat » émerge alors dans les analyses pour désigner ces trajectoires de reconversion qui font du geste, de l’autonomie et du rapport éthique à la matière une revendication identitaire et politique à part entière[7]. Ce mouvement s’inscrit dans une démarche de recherche de sens, de créativité et de critique du modèle industriel. Parallèlement, l’artisanat d’art est revalorisé, notamment via les politiques culturelles et patrimoniales. Il devient un vecteur d’innovation et d’identité territoriale. Au XXIe siècle, l’artisan incarne une forme d’économie résiliente, ancrée dans les enjeux de durabilité, de transmission et de relocalisation des savoir-faire[8].
L’artisanat ne peut être compris comme une simple survivance d’un monde préindustriel. Il est le résultat d’une longue histoire, marquée par des ruptures, des appropriations politiques et des reconfigurations économiques. De l’homme de métier médiéval au créateur contemporain, l’artisan incarne une pluralité de figures, au croisement de la tradition et de l’innovation.
[1] CARNINO Guillaume, NÈGRE Valérie, PAGÈS Gaspard, PERRIN Cédric, RIVIÈRE François, L’artisanat, histoire et enjeux d’une notion, Artefact, n°19, Presses universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 2023.
[2] PERRIN Cédric, Le XXe siècle des artisans. Histoire d’une disparition non advenue, Éditions Le Manuscrit, Paris, 2023.
[3] VINDT Gérard, « 1762, un arrêt royal légalise la proto-industrialisation », Alternatives Économiques, 2014.
[4] PERRIN Cédric, op. cit.
[5] Arts and Crafts Movement, Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Arts_and_Crafts_Movement
[6] CARNINO Guillaume et al., op. cit.
[7] PERRIN Cédric, Le XXe siècle des artisans. Histoire d’une disparition non advenue, Éditions Le Manuscrit, Paris, 2023.
[8] CRASSET Olivier, « Faut-il laisser le matériau faire ce qu’il veut ? », Artefact, n°19, 2023, Presses universitaires de Strasbourg, Strasbourg.