Action Shaping, ou comment l’Action Painting révèle l’artiste dans l’artisan
Date de publication :
10/6/2025
Crédits Lisa Millet
Comme les artistes de l’Action Painting, les artisans d’art créent par le geste, non pas un geste décoratif ou improvisé, mais une action maîtrisée, profondément incarnée, qui donne naissance à l’œuvre. Et si l’on regardait enfin l’artisan comme un artiste de l’action ?
Apparu aux États-Unis dans les années 1950, le mouvement de l’Action Painting bouleverse les codes de la peinture classique. Il ne s’agit plus de représenter, mais d’agir. Le critique Harold Rosenberg, qui forge le terme, parle d’un moment où « la toile devient une arène dans laquelle agir, plutôt qu’un espace dans lequel reproduire ou exprimer un objet ».
Jackson Pollock, figure centrale du mouvement, développe une technique radicale, le dripping, où il fait couler ou projette la peinture sur une toile posée au sol. Il ne peint pas, il engage son corps entier dans un acte de création immédiat et instinctif. L’œuvre naît du geste, de l’énergie, parfois du hasard. Elle devient la trace d’un moment vécu, d’une tension entre contrôle et abandon.
À première vue, l’artisan d’art semble bien loin de cette fougue gestuelle. Et pourtant, le parallèle est saisissant. Car l’artisan, lui aussi, crée par le geste, mais un geste dont la maîtrise est le fruit d’années de pratique, d’écoute fine, de patience.
Dans l’Action Painting, le geste est parfois impulsif, mais toujours porteur de sens. Dans l’artisanat d’art, le geste est essentiel : sans lui, l’œuvre ne peut exister. Il ne s’agit pas simplement de fabriquer un objet, mais de le faire advenir par une chorégraphie corporelle maîtrisée. La tension du poignet du céramiste, la respiration du souffleur de verre, l’appui du graveur, chaque mouvement compte, chaque geste est une décision esthétique.
Tout comme l’artiste expressionniste abstrait, l’artisan entretient un lien intime avec la matière. Il ne l’impose pas : il la comprend, il la sent, il compose avec ses réactions, ses résistances, ses surprises.
Dans l’œuvre Matter Sunrise de Jeremy Maxwell Wintrebert, chaque cive de verre soufflé est volontairement différente. Cette diversité n’est pas une erreur, mais une recherche. L’accident devient ici créateur. Le geste s’adapte à la matière et l’œuvre finale conserve en elle cette trace vivante.
De même, chez des artisans comme Robert Mercier, sculpteur de cuir, le projet se construit dans le contact direct avec la matière. L’idée émerge du faire. L’action est source d’intelligence.
Cet article a été réalisé bénévolement pour valoriser l'artisanat d'art français.
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Certains artisans d’art créent dans le silence d’un atelier fermé, dans une concentration intense où chaque geste est presque rituel. D’autres choisissent de montrer cette action, de faire du faire un moment visible, comme lors des Journées Européennes des Métiers d’Art, où le public vient non seulement voir les œuvres, mais voir les mains à l’œuvre.
Comme dans l’Action Painting, le corps de l’artisan devient partie intégrante de l’acte créatif. Son geste est lisible dans l’objet final, qui en garde les traces : la tension d’un bord, la courbe laissée par un outil, la vibration d’une surface. L’objet est la mémoire d’une action.
C’est peut-être cela que devrait désigner le terme Action Shaping, ce nouveau regard porté sur l’artisanat d’art. Une manière d’affirmer que l’artisan ne fait pas que produire : il crée par le geste. Un geste qui contient de la pensée, du sensible, de l’esthétique.
Ce concept permet de faire le lien entre des univers longtemps séparés, celui de l’art contemporain et celui des métiers d’art. Il redonne une place centrale au faire, non comme simple exécution, mais comme forme de pensée incarnée.
Dans chaque objet façonné, il y a plus que de la matière. Il y a un mouvement, un rythme, une mémoire. Reconnaître cela, c’est comprendre que le geste de l’artisan n’est pas seulement un outil, mais un langage. Un geste pensé, maîtrisé, sensible, qui contient l’essence de l’œuvre.
Admettre que ce geste est une œuvre en soi, c’est franchir un cap culturel : celui qui fait entrer l’artisan dans le champ de l’artiste. Non pas en l’imitant, mais en reconnaissant que sa création par l’action engage une pensée esthétique à part entière.
Dans l’atelier comme sur la toile de l’Action Painting, le corps agit, la matière répond, et l’objet devient trace d’un moment vivant. C’est cela, l’art du faire. C’est cela, l’Action Shaping.