L’art et l’artisanat en procès : quand l’expertise de la main interroge l’idée
Date de publication :
9/11/2024
Exposition à l’espace Cardin (Paris - 1983) : statuts du chef Paul Bocuse et de l’écrivain Jean Dutourd avec Daniel Druet au milieu - Crédits : AGIP / Bridgeman Images
Dans une salle d’audience parisienne, en 2018, deux mondes s’affrontent. D’un côté, le célèbre Maurizio Cattelan, artiste italien provocateur, chantre de l’art conceptuel. De l’autre, Daniel Druet, sculpteur virtuose, deux fois grand prix de Rome et figure incontournable du musée Grévin. Le litige ? La paternité de certaines œuvres iconiques signées par Cattelan mais façonnées par Druet. Ce procès soulève une question aussi ancienne que l’art lui-même : qui est le véritable auteur d’une œuvre ? L’esprit qui l’imagine ou la main qui lui donne vie ?
Le conflit prend racine à la fin des années 1990, lorsque Cattelan, séduit par la précision des sculptures de Druet, commande une série de personnages en cire pour ses installations. Parmi eux, des œuvres marquantes comme La Nona Ora, représentant le pape Jean-Paul II écrasé par une météorite, et Him, un Adolf Hitler agenouillé, inspirant à la fois effroi et réflexion. Ces sculptures hyperréalistes, réalisées avec une minutie extrême par Druet, deviennent rapidement des pièces maîtresses de l’œuvre de Cattelan, propulsant sa notoriété internationale.
Pourtant, dans les catalogues d’exposition et lors des rétrospectives, le nom de Druet n’apparaît nulle part. Cattelan s’attribue seul la paternité de ces œuvres. Druet, heurté par cette omission, se rebiffe : sans ses mains, l’idée n’aurait jamais pris forme. Il réclame la reconnaissance de son rôle en tant que créateur des sculptures, non pas comme un simple exécutant, mais comme un co-auteur. En 2018, il porte l’affaire devant les tribunaux.
Le procès entre Daniel Druet et Maurizio Cattelan met en lumière une tension fondamentale dans l’histoire de l’art contemporain : la dichotomie entre l’idée et la réalisation matérielle. Depuis Marcel Duchamp et ses ready-made, l’art conceptuel a pris le pas sur la virtuosité technique. L’artiste contemporain est souvent perçu comme un chef d’orchestre, dirigeant une équipe d’assistants et de sous-traitants, sans nécessairement toucher à la matière.
Maurizio Cattelan incarne cette approche. Il ne sculpte pas, ne dessine pas, mais conçoit des œuvres en orchestrant des mises en scène qui provoquent des réactions émotionnelles fortes. Selon lui, c’est la mise en scène et l’idée qui font l’œuvre, non la sculpture elle-même. L’avocat de Cattelan, maître Eric Andrieu, souligne lors de l’audience : « La réalisation matérielle de l’œuvre passe au second plan par rapport à ses conceptions. »
Pour Druet, cette vision est réductrice. Il défend la place de la main experte dans la création artistique. « Sans moi, ces sculptures n’existent pas, » argue-t-il, « l’idée seule n’a pas de valeur si elle n’est pas exécutée avec virtuosité. » Druet voit dans ce procès une opportunité de redonner à l’artisanat la place qu’il mérite, celle d’un savoir-faire créatif et intellectuel, indispensable à l’œuvre finale.
Le 8 juillet 2022, la justice tranche en faveur de Cattelan. La demande de Druet est jugée irrecevable : il n’a pas assigné directement Cattelan, mais uniquement sa galerie Emmanuel Perrotin, ainsi que le Musée de la Monnaie de Paris pour violation de droits d'auteur et contrefaçon. De plus, le tribunal rappelle que les œuvres ont été divulguées sous le nom de l’artiste italien, avec une mise en scène et des directives précises. En conséquence, Druet ne peut revendiquer la paternité exclusive des sculptures.
Cette décision, bien que légale, laisse un goût amer. Elle ne résout pas le débat de fond sur la place de l’exécution matérielle dans l’art contemporain. Les œuvres de Cattelan, façonnées par Druet, sont le fruit d’une collaboration complexe entre un concepteur d’idées et un maître sculpteur. Cependant, le système de l’art contemporain privilégie l’artiste conceptuel, éclipsant souvent l’artisan.
Le procès Druet-Cattelan est symptomatique d’un déséquilibre dans la valorisation des savoir-faire artisanaux face à l’art contemporain. Histoires d’Artisans milite justement pour changer cette perception, afin que l’artisanat ne soit plus vu comme une simple exécution mais comme une expertise à part entière, impliquant innovation et créativité. Le savoir-faire de l’artisan est un levier essentiel pour transformer une idée en une œuvre tangible, de la même manière que l’ingénieur transforme une invention en produit concret.
À travers ce conflit, c’est une question d’identité et de reconnaissance qui se pose. Peut-on continuer à considérer l’artisan comme un simple exécutant ? Le contexte juridique actuel semble dire oui, mais la réalité de la création artistique est bien plus nuancée. L’artisan, par son expertise, imprime une partie de son être dans chaque geste, chaque détail. Il est temps de repenser le cadre légal et culturel, pour donner à ces mains expertes la place qui leur revient dans le récit de l’art.
En fin de compte, l’histoire de Druet et Cattelan rappelle une vérité intemporelle : l’idée est le moteur, mais c’est la main qui lui donne corps et âme.