Artisanat et recherche scientifique : quand deux mondes s’écoutent pour innover ensemble

Auteur.rice :

Lisa Millet

Date de publication :

4/6/2025

Crédits Roberta Valerio chez Alyssa Jos

Et si l’innovation naissait d’une rencontre entre deux façons d’aborder la matière ? C’est le pari d’un projet original porté par la designer végétale Alyssa Jos, avec les étudiants de Chimie ParisTech puis de l’Université du Mans. Ensemble, ils se sont confrontés à un même défi : concevoir un revêtement 100 % naturel capable de protéger des feuilles mortes sans en altérer l’aspect, ni trahir une exigence écologique forte.

Au fil des mois, au-delà des essais et des protocoles, c’est un dialogue fertile entre deux cultures, celle du laboratoire et celle de l’atelier, qui s’est installé. L’une ancrée dans la connaissance sensible des matériaux, l’autre dans la vérification structurée. Leur rencontre ne les a pas opposées. Elle les a transformées.

Une expertise artisanale, un défi scientifique

Pour Alyssa Jos, la question est simple et rigoureuse : comment prolonger la vie des feuilles mortes utilisées dans ses créations sans recourir à des produits chimiques ? « Aucun vernis sur le marché n’était à la fois efficace et naturel. Il fallait inventer. »

Cette exigence, qui surgit de l’expérience quotidienne de la matière, constitue en elle-même un acte de recherche. Mais le projet prend une nouvelle ampleur quand elle décide de l’ouvrir à des étudiants en chimie, dans le cadre de leur Projet d’Innovation en Groupe. « C’était une évidence de croiser nos regards, de confronter ma pratique à d’autres outils d’analyse. »

Croiser performance et précision

Les étudiants de Chimie ParisTech, Chloé Leveque, Lucas Kerheve, Gaston Roy, Loys Delair, Come Lespinasse, Hugo Assailly et Alexandre Vachon, s’emparent du défi avec enthousiasme. Ce qui les attire ? « Un projet concret, éco-responsable, en lien avec un univers peu exploré : le design et l’artisanat. »

Très vite, la confrontation au végétal comme matière impose ses contraintes : peu de littérature scientifique sur les feuilles mortes, une surface instable, des propriétés changeantes. Inspirés par la feuille de lotus, ils conçoivent des revêtements à partir de produits naturels comme la cire de candelilla et testent leur efficacité sur les feuilles fournies par Alyssa : hydrophobicité, résistance, colorimétrie, abrasivité…

Mais le défi ne s’arrête pas à la mise au point d’une formule efficace. Très vite, les étudiants réalisent que la matière végétale ne peut être traitée comme un simple support inerte. Elle a une texture, une couleur, une lumière propres, des qualités qu’il faut préserver. Et surtout, elle sera manipulée, appliquée, utilisée dans un contexte non-laboratoire, par une artisane.

« Nous avons dû intégrer des critères nouveaux pour nous : la conservation de la texture, la simplicité d’application, l’esthétique », expliquent-ils. Cela signifie, très concrètement, imaginer des solutions qui ne rigidifient pas la feuille, qui n'altèrent pas sa souplesse ni son apparence, qui ne créent pas de reflets artificiels ou d'épaisseurs visibles. Il a aussi fallu penser à des formulations reproductibles à la main, sans équipement spécialisé, pouvant s’insérer dans un atelier, avec des temps de séchage réalistes, des solvants non toxiques, des gestes simples.

Ces dimensions, souvent absentes de la recherche académique, leur ont permis de repenser le rapport entre science et usage. « Cela a modifié notre façon d’envisager la réussite d’un test : ce n’était plus uniquement une question de performance, mais aussi de pertinence dans un contexte d’usage artisanal. » Une autre forme de précision, qui croise efficacité technique et finesse d’intégration.

Changer de perspective pour une recherche plus incarnée

La richesse de cette collaboration tient dans l’attention mutuelle portée aux gestes, aux contraintes, aux objectifs de l’autre. « Le scientifique cherche à comprendre un processus ; l’artisan cherche un résultat. Mais ces démarches ne s’opposent pas : elles se répondent », synthétisent les étudiants.

Cette idée traverse aussi les mots d’Alyssa Jos. Elle parle d’une ouverture de sa démarche à une dimension expérimentale plus approfondie, structurée, rendue possible par l’apport de protocoles, de mesures, d’outils d’analyse. Une manière de faire dialoguer son savoir-faire empirique et maîtrisé avec les possibilités qu’offre la recherche.

Cet article a été réalisé bénévolement pour valoriser l'artisanat d'art français.
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Rigueur, patience et système vivant

Depuis mars, trois étudiantes ukrainiennes, Solomiia Kapatsila, Yaryna Kuryshchuk et Yuliia Kyrychuk, de l’Université du Mans ont pris le relais. Ce qui les a attirées ? « La rareté d’un projet de recherche non industriel, tourné vers l’art. »

Leur approche reste scientifique, mais elles découvrent vite qu’elles travaillent sur un objet instable, vivant, imprévisible : la feuille. Les trempages, les tests de mouillabilité, la spectroscopie infrarouge révèlent des résultats… mais aussi des marges d’incertitude. « Ici, il fallait accepter de faire confiance au processus. C’était nouveau pour nous. »

Elles ne parlent pas de révélation, mais d’un autre rapport au temps, à la matière, à la beauté. Et d’une redéfinition du mot "résultat".

Une vision partagée : s’ouvrir pour inventer

Ce que ce projet enseigne, au fond, dépasse les résultats attendus. Il révèle une nécessité contemporaine : celle de tisser des ponts entre les disciplines. Car c’est bien dans la complémentarité que résident les plus grandes avancées.

L’artisan connaît sa matière : il sait comment elle se déforme, se transforme, réagit à l’humidité, au geste, au temps. Le chercheur peut l’accompagner dans la formulation de solutions nouvelles, dans l’identification de paramètres invisibles à l’œil nu. Ensemble, ils conçoivent une recherche ancrée dans le réel, mais ouverte sur l’inconnu.

« Il reste beaucoup de choses à découvrir, cachées sous la beauté », écrivent les étudiantes du Mans. Cette phrase pourrait être le fil rouge du projet.

Réconcilier sens et méthode

Les feuilles n’ont peut-être pas encore trouvé leur vernis idéal. Mais ce projet a révélé un terrain d’entente entre deux formes de rigueur : celle du geste précis, longuement éprouvé ; et celle de l’analyse systémique, posée et documentée.

La démarche d’Alyssa Jos, comme celle des étudiants, montre que l’hybridation et l’ouverture à l’autre n’est pas un compromis, mais une ressource. Une façon de donner à la recherche un visage plus humain et à l’artisanat, une voix dans les lieux où se pense l’innovation.